Née à Bruxelles en 1976, Emmanuelle Dourson a étudié les langues et littératures romanes. Ses auteurs de prédilection sont, entre autres, Virginia Woolf et Katherine Mansfield dans le domaine anglophone ; Marcel Proust, Marguerite Yourcenar, Jean Giono et Georges Bernanos dans le domaine francophone. Elle cultive également un goût particulier pour les grands auteurs russes : Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, Boulgakov et Nabokov.
Emmanuelle Dourson, la virtuose
En voilĂ un Ă©tonnant premier roman, rĂ©cit incandescent d’une chronique familiale avec, en point d’orgue, un final sur la sonate opus 111 de Ludwig van Beethoven sous les lambris du Palau de la Musica de Barcelone. C’est au rythme de la musique, mais aussi de la poĂ©sie et de l’Ă©popĂ©e (celle de l’Ulysse de l’OdyssĂ©e) que la Belge Emmanuelle Dourson, nĂ©e en 1976, a composĂ© une partition Ă cinq personnages, contĂ©e par une narratrice mystĂ©rieuse qui se rĂ©vĂšle ĂȘtre la mĂšre de famille, dĂ©funte…
Le roman s’ouvre sur Jean, le pĂšre, qui entend Ă la radio que sa fille, Albane, pianiste prodige, qui a rompu les amarres il y a quinze ans, va bientĂŽt se produire en Espagne. Puis on suit ClĂ©lia, la soeur, Ă©pouse d’Yvan, l’ex-compagnon d’Albane, (source de la discorde et de l’exil de sa cadette aux Etats-Unis), Katia, leur fille… Bien qu’affaibli, Jean dĂ©cide d’aller Ă Barcelone, dans le fol espoir de renouer avec son Albane adorĂ©e. L’harmonie familiale sera-t-elle au rendez-vous ? RĂ©ponse au terme d’un flamboyant exercice de style. M. P.Â
Extrait
« La pensĂ©e d’Albane se propageait puis se dissolvait dans la tiĂ©deur matinale. Le soleil Ă©tait encore loin du zĂ©nith mais il progressait sans s’arrĂȘter, il atteindrait bientĂŽt son point culminant – la persĂ©vĂ©rance, c’Ă©tait la leçon Ă tirer du soleil, jamais las, jamais indisposĂ©, une constance absolue -, il fallait profiter de l’espace tranquille qu’il venait d’ouvrir pour se lever, se vĂȘtir, sortir, faire quelque chose de cette journĂ©e avant de commencer les rĂ©pĂ©tions. Albane songeait « rĂ©pĂ©titions » et l’impatience la gagnait. Elle aurait dĂ©jĂ voulu ĂȘtre sur scĂšne, avoir surmontĂ© les doutes et la peur. Sentir autour d’elle l’Ă©paisseur du silence avant la musique. Elle se tordait les mains en pensant Ă la neuviĂšme mesure – quatriĂšme variation, second mouvement -, celle oĂč la main gauche rejoignait la droite, non pour la chevaucher mais la frĂŽler seulement. En rĂ©pĂ©tition, Albane s’arrĂȘtait chaque fois Ă cet endroit-lĂ . Avant, ça n’arrivait pas – avant le grand dĂ©part et la rencontre de Sonya, quand elle jouait encore dans la gare de Marseille et que les jeunes s’arrĂȘtaient autour d’elle. Mais depuis qu’elle vivait en AmĂ©rique, elle s’arrĂȘtait lĂ , au leggiermente, en plein milieu du second mouvement de la sonate opus 111 de Ludwig van Beethoven. Ses doigts s’envolaient presque au-dessus du clavier puis quelque chose se cassait : lorsque ses mains se touchaient, la tension qu’elle avait maĂźtrisĂ©e jusque-lĂ se brisait. Depuis qu’elle avait quittĂ© le Vieux Continent, elle n’avait plus osĂ© jouer l’opus 111 en public et l’avait rĂ©servĂ© aux studios d’enregistrement. Â
Demain soir, il faudrait surmonter la rupture. Survoler le leggiermente sans que personne remarque l’intervalle infime qui risquait de se glisser entre les deux mesures – infime et immense. Franchir l’abĂźme. Une faille aussi large et profonde que la vallĂ©e du Rift pour un tardigrade en transhumance aprĂšs la sixiĂšme extinction des espĂšces. Â
AprĂšs le leggiermente, il faudrait raccorder la tension, parce que tout l’enjeu du mouvement Ă©tait de maintenir la flamme, de la contenir sans l’Ă©touffer, de la faire entrevoir, parfois, sans jamais la rĂ©vĂ©ler. Une fureur sourde, une montĂ©e de magma sans coulĂ©e de lave. » (P159 -160)Â
Si les dieux incendiaient le monde, par Emmanuelle Dourson. Grasset, 254 p., 20 âŹ.Â
Sources : Nuits de la lecture, nuits du partage autour des mots & LâAcadĂ©mie remet ses prix littĂ©raires