🇧🇪-🇲🇦-Les réalisateurs Bilall Fallah et Adil El Arbi, les petits génies du cinéma belge de retour avec la série “Terre”

Après la superproduction américaine “Bad Boys for Life”, Adil El Arbi et Bilall Fallah sont revenus en Belgique pour tourner “Terre”, une série tragicomique.

Où voulez-vous être enterré? La question n’est pas courante et même un peu lugubre. Surtout si on la pose aux réalisateurs Adil El Arbi (33 ans) et Bilall Fallah (35 ans), qui sont dans la force de l’âge et incarnent l’optimisme et le volontarisme. Mais, dans le contexte de notre appel vidéo à propos de “Grond” (“Terre”), leur nouvelle série télévisée consacrée à une entreprise de rapatriement de défunts de Belgique au Maroc, elle est tout à fait pertinente.

“En ce moment, je profite pleinement de la vie”, répond évasivement Bilall. Hilarité chez Adil, assis à côté de lui, et du coréalisateur Mathieu Mortelmans, qui suit la conversation sur un autre écran. Et puis, plus sérieusement, il avoue: “Je ne sais pas encore…”

En fait, Adil, le sait: “Au Maroc, comme ma mère.” Il y a huit ans, suite à son décès, son corps a été rapatrié à Tanger pour y être enterré. Ishmael, le personnage principal de “Terre” a vécu la même expérience, mais lorsqu’il était enfant. Contrairement à Ishmael, cela n’a jamais contrarié Adil. Cette coutume veut que les personnes décédées à l’étranger soient enterrées dans leur pays d’origine.

En tant que musulman, Adil ne remet pas cette tradition en question. Si ce n’est pas un dilemme épineux pour lui, pour beaucoup d’autres jeunes musulmans qui sont nés ici et ne considèrent pas le Maroc comme leur patrie, il s’agit là d’une question délicate pouvant susciter de vives disputes au sein des familles.

Pour Ishmael, le fait que sa mère soit enterrée à 2.500 kilomètres de Bruxelles a créé une distance. Quand, au début de la série, il se retrouve avec sa sœur à la tête de l’affaire familiale de rapatriement, il décide de changer de modèle économique: l’entreprise, basée à Molenbeek, importera de la terre du Maroc pour que les défunts puissent être enterrés en Belgique. Une idée de business originale, car ce type d’entreprise n’existe pas – du moins, pas en Belgique. Son nouveau slogan? “Si nous ne pouvons pas faire d’économies sur le chagrin, nous pouvons en faire sur la distance.”

“Terre” est une tragicomédie écrite par les scénaristes de “Bevergem”, une série à succès diffusée sur Canvas. Pour cette nouvelle série, le duo de réalisateurs a travaillé avec Mathieu Mortelmans, à qui l’on doit le long métrage “Bastaard” ainsi que les séries “Unité 42”, “Gent West” et “Vermist”. Adil et Bilall font baigner cette histoire dans l’atmosphère de jungle urbaine qui caractérise “Patser” et “Black”. Hormis les pointes d’humour, la série est à mille lieues de leur blockbuster hollywoodien “Bad Boys for Life”, qui a rapporté 426 millions de dollars. Cependant, ses ambitions internationales ne sont pas moindres: la chaîne Play4 et la maison de production Lumière, ses mécènes flamands, ont signé avec Netflix. Parallèlement à la première diffusée sur la télévision flamande la semaine prochaine, la série sera disponible sur Netflix au printemps 2022.

“J’espère que ‘Terre’ connaîtra autant de succès que ‘Squid Game’!”, s’exclame Adil en riant. “C’est vrai, nous sommes très curieux de voir si la série va marcher. C’était super cool à réaliser, mais c’est un électron libre. La série est difficile à comparer à quoi que ce soit. Peut-être à ‘Six Feet Under’, mais pas vraiment non plus. Et ce n’est pas davantage un polar classique.”

Qu’est-ce qui vous a séduits dans le scénario? Et comment l’avez-vous abordé?

Adil El Arbi: “Nous avons pensé qu’il serait intéressant de faire quelque chose sans drogue ni crimes. (rires) Ce qui nous a frappés, Bilall et moi, c’est que c’est une histoire qui traite de l’identité et des traditions. Dans notre famille, quand une personne décède, elle est toujours rapatriée au Maroc. Mais les gens de ma génération et les plus jeunes remettent de plus en plus cette tradition en question. Ça touche à quelque chose de très fondamental chez ceux dont les racines ne se trouvent pas dans le pays dans lequel ils ont grandi: qu’est-ce que le chez-soi? Qu’est-ce que le pays d’origine? Pour de nombreux musulmans de troisième ou quatrième génération, le chez-soi se trouve dans le pays où ils sont nés. Pour leurs parents ou leurs grands-parents, c’est plus difficile. Ils ont dû laisser leur maison et veulent retourner au Maroc après leur mort. Pour moi, c’est la même chose, mais je sais que certains de mes proches préfèreraient ne pas le faire.”

Bilall Fallah: “Enfant, j’ai aussi vu des membres de ma famille rapatriés au Maroc. On trouve ça normal, même si on se dit: attendez une minute, mais alors, je ne peux pas rendre visite à mes morts quand je veux? C’est un dilemme épineux, mais les auteurs de la série lui ont donné un twist tellement absurde que nous avons pensé que c’était une manière amusante de traiter ce thème.”

Très vite, une partie de la communauté marocaine se rebelle contre l’idée des entrepreneurs de faire venir de la terre du Maroc. Cela pourrait-il aussi se produire dans la vie réelle?

Bilall: “En supposant que quelqu’un ait cette idée absurde, je pense que oui. Je suis vraiment curieux de savoir s’il y aura un retour de bâton. Vous avez toujours des haters.”

Adil: “Toute personne qui introduit une nouveauté touchant aux traditions sait qu’elle peut provoquer des conflits. Quand on secoue quelque chose, ça se met à vibrer. Nous l’avons déjà vu lors du processus de création: chacun avait une opinion bien arrêtée sur la question. Les musulmans ne sont d’ailleurs pas les seuls à rapatrier leurs morts. Combien de juifs ne sont-ils pas enterrés à Tel-Aviv?”

L’humour ne joue-t-il pas le rôle de lubrifiant pour faire faire passer la pilule?

Bilall: “L’histoire n’avait pas besoin de ça. Oubliez les musulmans et vous verrez le portrait d’une famille qui tente de gérer son entreprise lorsque la nouvelle génération reprend le flambeau. C’est le côté universel de l’histoire. Le fait que leur activité soit axée sur la mort en fait parfois une comédie noire.”

Adil: “Nous utilisons des archétypes permettant d’aborder un sujet difficile. Au premier abord, les personnages semblent caricaturaux, mais, au fur et à mesure qu’on avance dans la série, on commence à voir davantage de nuances. C’est le grand avantage d’une série par rapport au cinéma: vous avez plus de temps pour développer les personnages.”

Bilall: “Ce cliché ne s’applique pas seulement aux Marocains! (rires) Tout le monde veut réussir et avoir une entreprise qui tourne bien.”

Adil: “Nous vivons une ère où les entrepreneurs sont des superstars. Alors qu’autrefois, on admirait le rappeur 2Pac et Tony Montana (le héros du film ‘Scarface’, NDLR), aujourd’hui, tout le monde veut être Elon Musk ou Jeff Bezos. Ishmael aussi. Mais l’argent joue seulement un rôle superficiel, car Ishmael a une motivation bien plus profonde: se rapprocher de sa mère et réunir à nouveau sa famille. Il réalise peu à peu qu’à part tirer dans les pattes de sa famille, l’idée d’importer de la terre du Maroc peut être une forme de guérison.”

Vous jouez aussi avec le cliché de l’entrepreneur marocain qui veut faire de l’argent rapidement…

Mathieu Mortelmans: “Je n’ai pas l’impression que nous frappons fort. Nous ne touchons pas à l’aspect religieux. Ce n’est pas non plus une série sur la place de la religion ou de l’islam en Europe.”

Allers-retours

Pour notre appel vidéo, Adil et Bilall se trouvent à Glasgow, où le tournage du film “Batgirl” de DC Comics commencera le mois prochain. Pour le concurrent Disney, ils ont tourné l’année dernière deux épisodes de “Ms. Marvel”, la toute première super-héroïne musulmane de Marvel. Le duo de réalisateurs est toujours en lice pour le quatrième opus du “Flic de Beverly Hills” avec Eddie Murphy. Ces gros projets outre-Atlantique sont le résultat des excellentes réactions et chiffres de “Bad Boys for Life”: le film d’action comique avec Will Smith et Martin Lawrence a été le film le plus populaire au box-office américain en cette étrange année 2020.

Pourtant, “Terre” n’était pas un interlude qu’ils ont expédié en vitesse avant de refaire leurs valises pour l’Amérique. Il en va de même pour le film flamand “Rebel”, qui sortira l’année prochaine et qui se déroule d’ailleurs également dans le milieu maroxellois. Le personnage principal est un ado d’origine marocaine de Molenbeek en pleine crise identitaire. “Il est sain de pouvoir faire des allers-retours entre projets hollywoodiens et films ou séries belges. Cette variété est extrêmement importante pour nous”, explique Adil.

Parce que ces projets belges sont plus proches de votre monde en termes de contenu?

Bilall: “Peut-être en partie. Maintenant, chaque projet est quelque chose qui nous touche personnellement. Nous avons tous deux adoré les premiers ‘Bad Boys’ et ‘Le Flic de Beverly Hills’. C’est aussi la raison pour laquelle j’avais vraiment envie de faire ‘Batgirl’. Enfant, j’étais un grand fan de ‘Batman’ et de tous ses dérivés. Mais, là-bas, on travaille dans un système dans lequel on n’est pas totalement libre de faire ce qu’on veut. En Europe, nous pouvons prendre beaucoup plus de risques qu’à Hollywood.”

Adil: “Les deux expériences nous enseignent énormément de choses. À Hollywood, nous apprenons beaucoup sur la technique, la façon de raconter une histoire. En Belgique, nous pouvons essayer et expérimenter davantage sur le plan artistique. Un jour, cette expérience viendra à point nommé à Hollywood.”

Avez-vous l’intention de vous éloigner à terme des superproductions hollywoodiennes et de réaliser des projets un peu plus complexes, comme ‘Terre’, pour une chaîne ou un studio américain?

Adil: “Nous aimerions faire davantage de projets artistiques aux États-Unis, comme le font Denis Villeneuve, Chloé Zhao ou Alfonso Cuarón, mais cette liberté s’achète d’abord en remportant quelques succès dans le système classique d’Hollywood. C’est pourquoi ces projets européens sont aussi précieux et nécessaires pour nous. Alors, qui sait, nous les ferons peut-être un jour là-bas également!”

Réalisateurs au pluriel

Le parcours d’Adil et Bilall est un des plus enthousiasmants de ces dernières années. Adil a grandi à Anvers, dans une famille marocaine qui travaillait sur les marchés. Fou de “Jurassic Park” de Steven Spielberg, il se voyait déjà paléontologue.

Bilall, né à Vilvorde, voulait devenir astronaute après avoir vu “Apollo 13”. Les deux adolescents se rencontrent en 2007 à Sint-Lukas, une école d’art à Bruxelles. Lors de leurs études dans une école de cinéma, ils découvrent qu’ils aiment tous les deux les films d’action hollywoodiens. Alors, pourquoi ne pas tenter leur chance aux États-Unis?

Après des premiers films en Belgique, dont “Black”, ce rêve est aujourd’hui une réalité, ce qui ne leur a pas fait perdre leur sincérité ni leur envie de suivre leur propre voie.

Source : Les réalisateurs Adil et Bilall de retour avec la série belge “Terre” | Sabato

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